Émilie Perreault et l’art d’être spectatrice : un solo intime qui célèbre la puissance du regard

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Danny Taillon

Sur la scène dépouillée d’un théâtre transformé en espace de réflexion, Émilie Perreault, journaliste culturelle bien connue du paysage québécois, s’adresse au public comme à une vieille connaissance. Son spectacle, La suspension consentie de l’incrédulité, présenté dans une version prolongée à la Place des Arts, brouille volontairement les lignes entre conférence, théâtre et introspection collective. Une forme hybride, à l’image de son autrice-interprète, pour sonder le cœur même de l’acte de regarder.

« Pourquoi êtes-vous ici ? » demande-t-elle, à peine montée sur scène – ou plutôt sortie du public, où elle avait discrètement pris place avant que les projecteurs ne s’allument. Cette question, simple et directe, donne le ton d’un solo qui place le spectateur au centre du propos. Car La suspension consentie de l’incrédulité, loin d’être un énième monologue autofictionnel, est d’abord un hommage vibrant à ceux qui, dans l’ombre, reçoivent la parole des artistes.

Quand la spectatrice devient sujet

Émilie Perreault ne prétend pas être comédienne. Elle le répète d’ailleurs avec humour : « Je monte sur scène pour dire à quel point je ne veux pas y être. » Pourtant, durant une heure, elle tient l’auditoire suspendu à ses mots, avec la douceur d’une voix familière et la précision d’une journaliste aguerrie. Elle y revisite ses souvenirs de spectatrice professionnelle, elle y invoque des œuvres qui l’ont marquée, et raconte les histoires bouleversantes de lecteurs et lectrices rencontrés lors de la rédaction de ses livres Faire œuvre utile et Service essentiel.

Le dispositif est simple, mais l’effet redoutablement efficace. Quelques chaises, des extraits audio – notamment la voix malicieuse de Marc Labrèche pour éclairer certains concepts théoriques – et une posture scénique volontairement sobre. Le tout mis en scène par Charles Dauphinais, avec une élégante humilité.

« Je veux comprendre pourquoi certaines œuvres nous habitent des années durant, alors que d’autres nous laissent de marbre », confie-t-elle en aparté. Cette quête traverse tout le spectacle, jusqu’à interroger la notion même de « spectature », rarement explorée sur les planches.

Une déclaration d’amour à la culture

Sous ses airs de fausse conférence, La suspension consentie de l’incrédulité est surtout une déclaration d’amour. À l’art. À la salle. Aux spectateurs. Et à ce moment fragile où, sans même s’en rendre compte, le public accepte de croire à une fiction, de s’abandonner à une émotion, de suspendre, pour un temps, son incrédulité.

Le spectacle interroge aussi ce qui se passe quand la magie n’opère pas. Quand une pièce nous laisse de glace. Quand l’émotion ne vient pas. « C’est pas grave, dit-elle. C’est même important. Ça nous confronte. Ça nous apprend. » Perreault en profite pour évoquer certains chocs esthétiques – comme Pour réussir un poulet de Fabien Cloutier – qui, par leur radicalité, l’ont profondément bousculée.

Un solo qui mérite de voyager

Présenté dans une formule intimiste dans les coulisses du théâtre Jean-Duceppe, le spectacle a séduit un public conquis d’avance, largement composé d’amateurs d’arts vivants. Mais le potentiel de diffusion de La suspension consentie de l’incrédulité dépasse largement les cercles culturels. On imagine parfaitement ce solo présenté dans des écoles, des cégeps, des bibliothèques. Partout où la culture peine parfois à justifier sa place, Perreault vient rappeler pourquoi elle est essentielle.

« Je suis la somme de ce que j’ai vu, lu, entendu », lance-t-elle. Et si cette somme est incomplète, alors il nous manque des morceaux pour comprendre qui nous sommes.

À la sortie, le public semble ému, réconcilié même avec le silence précieux des salles de spectacle. Mission accomplie pour Émilie Perreault, qui prouve qu’il est possible de toucher sans jouer, d’éblouir sans artifice, et de faire théâtre simplement en parlant de ce qu’on a vu.

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