Dans le hall d’un hôtel du centre du Caire, Sam, Français de 33 ans, raconte à voix basse la scène. « En bas de l’immeuble, il y a des militaires, des hommes en costume armés de mitraillettes. Ils nous observent. On se sent épiés. » Comme des centaines d’autres militants venus participer à la « Marche mondiale pour Gaza », il n’a pas pu faire un pas hors de sa chambre.
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Ils étaient près de 4 000, venus de 80 pays, à avoir réservé un vol vers la capitale égyptienne. Leur objectif : rallier la ville d’Al-Arich en bus, puis parcourir à pied les 50 kilomètres qui les séparent du poste-frontière de Rafah, pour dénoncer le blocus israélien sur l’enclave palestinienne. Une marche pacifiste, coordonnée depuis des mois, et portée notamment par des personnalités comme Dominique de Villepin ou le footballeur Karim Benzema. Mais depuis plusieurs jours, tout est à l’arrêt.
Arrestations à l’aéroport
Dès leur arrivée, des dizaines de militants ont été interpellés, parfois sans explication, souvent dès la descente d’avion. Des Français, des Belges, des Espagnols, dont certains ont été expulsés manu militari. « Nos passeports ont été confisqués, on ne sait rien, on nous demande de ne pas bouger », témoignait une militante française dans une vidéo transmise à l’AFP.
Même traitement pour la caravane « Soumoud », partie de Tunis le 9 juin avec 7 000 personnes à bord d’une centaine de bus et de voitures. Traversant la Libye dans des conditions précaires, les militants maghrébins espéraient entrer en Égypte puis rejoindre Gaza. Là aussi, blocage. Les autorités égyptiennes n’ont délivré aucune autorisation de passage. Et selon plusieurs sources concordantes, c’est à la demande directe d’Israël.
Pression israélienne
Le ministre israélien de la Défense, Israël Katz, n’a pas mâché ses mots. « J’attends des autorités égyptiennes qu’elles empêchent l’arrivée de manifestants jihadistes à la frontière israélo-égyptienne », a-t-il déclaré le 11 juin. Le message est passé. Dès le lendemain, Le Caire durcissait le ton, expliquant que « toute action politique de délégations étrangères sur le sol égyptien devait obtenir une autorisation préalable ». Aucune n’a été accordée.
Dans un courrier adressé au député LFI Thomas Portes, l’ambassade d’Égypte en France a confirmé que les demandes avaient été rejetées, au nom de « conditions dangereuses qui ne permettent pas de garantir la sécurité des participants ». Officiellement, c’est donc pour éviter les débordements. Officieusement, c’est un verrouillage diplomatique, sous pression de Tel-Aviv.
Une solidarité criminalisée
La crainte du régime égyptien ne date pas d’hier. Depuis le 7 octobre 2023, Le Caire redoute un débordement du conflit sur son territoire. L’arrivée de plus de 100 000 Gazaouis depuis cette date a ravivé des tensions internes. Dans les faits, nombre d’entre eux vivent dans l’illégalité, sans accès à l’école ni au marché du travail. Le point de passage de Rafah est fermé depuis mai 2024, et l’Égypte refuse d’ouvrir la frontière, par peur d’un exode massif que Donald Trump, dans un plan controversé, a proposé d’organiser.
Tout geste de soutien public à la cause palestinienne est désormais perçu comme une menace potentielle. Les rares manifestations autorisées sont encadrées par le pouvoir, les autres violemment réprimées. En mars dernier, une marche spontanée vers la place Tahrir a conduit à plusieurs dizaines d’arrestations. Un rapport de l’ONG Refugee Platform in Egypt accuse d’ailleurs l’État égyptien de « criminaliser la solidarité avec le peuple palestinien ».
« Ce n’est rien comparé à Gaza »
Malgré les intimidations, certains militants persistent. Johan, 29 ans, régisseur intermittent d’Aix-en-Provence, s’apprêtait à prendre l’avion quand il a appris que plusieurs de ses camarades avaient été arrêtés. Il est parti quand même. « Mon seul risque, c’est quelques heures de détention et un avion retour. Ce n’est rien par rapport au génocide contre lequel on manifeste. » Il a mis toutes ses économies dans ce projet. « Ne rien faire, c’est être complice. Là, au moins, je me sens utile. »
Du côté des organisateurs, l’espoir est mince. « Les autorités égyptiennes demandent une double validation, à la fois de l’ambassade de France en Égypte et de la leur à Paris. Mais elles nous baladent. » Le départ vers Al-Arich était prévu pour vendredi matin. Il n’aura probablement pas lieu. Et sur les routes de Libye, les bus du convoi Soumoud poursuivent leur lente avancée vers une frontière hermétique.