L’univers des triades n’a rien d’un folklore de cinéma. Ce que montre Triades : quand la mafia chinoise parle, paru aux éditions Steinkis, c’est la réalité brute de réseaux criminels tentaculaires, structurés comme des multinationales, et liés pour certains aux intérêts stratégiques de Pékin. L’ouvrage, fruit de plusieurs années d’enquête, mêle entretiens, documents et scènes reconstituées dans un récit graphique dense et rythmé.
Antoine Vitkine, journaliste et documentariste, a parcouru Hong Kong, Taïwan, Vancouver ou Paris à la rencontre d’anciens membres de triades, d’enquêteurs, de victimes et de repentis. Le résultat est un assemblage d’histoires personnelles, parfois contradictoires, mais toujours incarnées. « On découvre une société parallèle, avec ses rituels, ses hiérarchies, son sens de l’honneur, et sa brutalité », confie l’auteur. À ses côtés, le dessinateur Christophe Girard retranscrit cette atmosphère de secret avec une ligne réaliste, volontairement sobre, jouant sur les ombres et la tension des visages.
Un empire du crime mondialisé
De la contrebande d’opium au trafic de drogue de synthèse, du racket local à la cybercriminalité, les triades ont su s’adapter à la mondialisation. Vitkine décrit un système mouvant où l’idéologie nationaliste et le culte du chef cohabitent avec un pragmatisme économique redoutable. À Hong Kong, certaines branches agissent en lien avec des entreprises légales, d’autres infiltrent des secteurs entiers comme la sécurité privée, l’immobilier ou le divertissement.
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Le livre montre aussi comment ces groupes, longtemps perçus comme apolitiques, peuvent désormais servir de relais d’influence. Des spécialistes interrogés par l’auteur évoquent des connivences avec les autorités chinoises, notamment dans la surveillance de la diaspora ou la répression de mouvements pro-démocratie. Rien n’est affirmé sans prudence, mais le tableau est inquiétant : celui d’une criminalité enracinée dans le tissu même du pouvoir.
Témoigner sans fasciner
Le pari du livre était risqué : faire parler des criminels sans les glorifier. Vitkine et Girard s’en sortent en misant sur la parole brute, parfois maladroite, souvent poignante. On y croise un ancien tueur reconverti en homme d’affaires, une femme chargée du blanchiment, un policier infiltré qui a tout perdu. Ces récits brisent les clichés sur la « mafia orientale » et rappellent que la violence n’est pas un exotisme : elle répond à des logiques universelles de domination, d’argent et de peur.
Le dessin soutient ce réalisme. Pas de grand spectacle ni de romantisme noir : les visages sont fermés, les rues étouffantes, les couleurs sourdes. L’effet est presque documentaire. Ce traitement visuel, allié à une narration serrée, confère au livre une puissance rare, loin des récits sensationnalistes.
Une plongée nécessaire
Triades n’est pas seulement un livre sur le crime : c’est une réflexion sur le pouvoir, la loyauté et la peur dans une société où la frontière entre légalité et corruption se brouille. Le projet rappelle que le journalisme peut encore creuser là où la lumière ne passe pas. En donnant la parole à ceux qui vivent dans l’ombre, Vitkine signe une œuvre d’utilité publique, aussi troublante qu’indispensable.


