L’ouvrage paraît dans un contexte où l’histoire du conflit israélo-palestinien revient quotidiennement dans l’actualité, souvent réduite à des repères rapides ou à des lectures partielles. Ce volume de 164 pages, construit comme un récit complet, s’attache à combler une zone aveugle : les décennies qui précèdent la Première Guerre mondiale. Les auteurs rappellent qu’avant 1914, les tensions sont déjà perceptibles dans les discours des élites arabes, dans l’évolution des communautés juives locales et dans l’arrivée des premiers sionistes venus d’Europe orientale. Une séquence longue, rarement abordée dans les formats grand public.
Le projet réunit Danièle Masse, docteure ès lettres, la dessinatrice Yana Adamovic et Georges Bensoussan, historien spécialiste du Moyen-Orient. L’album reprend les grandes lignes de ses travaux sur la genèse du conflit et les transpose dans un récit illustré où se mêlent portraits, situations politiques et mutations sociales. Le ton se veut analytique, sans didactisme excessif, en privilégiant une mise en scène des idées et des trajectoires plutôt qu’un commentaire continu.
Une histoire qui débute avant les repères habituels
L’un des partis pris du livre est de déplacer le regard. Plutôt que de démarrer en 1917 avec la déclaration Balfour ou en 1948 avec la création de l’État d’Israël, l’album situe le point de départ dans les années 1870, lorsque se croisent la montée des nationalismes arabes, la transformation du statut des terres et l’installation progressive des premiers pionniers sionistes. Les auteurs insistent sur le fait que le conflit ne surgit pas brutalement au XXe siècle mais prend forme dans l’effritement de l’Empire ottoman, dans les peurs et les aspirations de communautés qui se redéfinissent.
Ce cadre permet de rappeler que les relations entre populations juives et arabes ne sont pas immédiatement conflictuelles. Le livre montre des alliances, des périodes de cohabitation, mais aussi l’apparition de discours identitaires qui, progressivement, s’enracinent. Cette lecture longue éclaire les malentendus et les oppositions qui se cristalliseront après 1918 sous mandat britannique.
Une approche documentaire portée par le dessin
Le recours à la bande dessinée permet de rendre lisibles des enjeux souvent complexes. Le trait de Yana Adamovic, précis et sobre, accompagne le récit sans chercher l’effet spectaculaire. Dialogues, cartes et scènes de vie restituent un Proche-Orient en mutation : villes en expansion, paysanneries appauvries, élites politiques en recomposition. Le dessin sert ici de support narratif pour structurer une matière dense et souvent technique.
Cette mise en scène donne aussi plus de place aux acteurs oubliés : intellectuels arabes du tournant du siècle, rabbins séfarades partagés entre tradition et modernité, premiers militants sionistes confrontés à un territoire déjà habité. Ce choix rend le récit plus incarné qu’un essai classique, sans sacrifier la dimension historique.
Une publication qui réintroduit de la profondeur dans le débat
À l’heure où les références historiques circulent massivement, souvent en fragments, cet album rappelle que la compréhension du conflit nécessite de sortir d’une lecture strictement contemporaine. En revenant sur les décennies 1870-1950, les auteurs proposent une chronologie où les ruptures ne s’expliquent qu’en replaçant chaque acteur dans son contexte politique, culturel et social.
L’ouvrage n’apporte pas de réponse définitive à un conflit toujours en cours. Il offre un cadre, restitue des trajectoires et invite à déplacer le regard. Une tentative de faire de l’histoire longue un outil de compréhension, plutôt qu’un argument dans un débat saturé d’émotions et d’anachronismes.


