Dix ans après les attaques, la mécanique d’indemnisation des victimes continue de produire ses effets, révélant un système unique en Europe mais profondément marqué par les limites de sa mise en œuvre. Créé pour répondre à des situations exceptionnelles, le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) a dû absorber l’un des plus importants chocs de son histoire. Selon les données rendues publiques début novembre, 3 033 victimes des attentats de 2015 ont été prises en charge, dont 783 proches de personnes tuées, 722 blessés physiques et 1 528 victimes psychiques. Au total, plus de 255 millions d’euros ont été versés.
Pourtant, derrière ces chiffres, la réalité des parcours individuels dessine une tout autre image. Si 99 % des victimes ont reçu une offre d’indemnisation définitive, les témoignages rassemblés lors des commémorations montrent que l’expérience a souvent été traumatisante. Plusieurs rescapés décrivent une procédure lourde, parfois vécue comme une seconde épreuve. Une victime du Bataclan confie ainsi : « Je devais me justifier sur ma douleur » lors des expertises médicales censées évaluer son préjudice. Les associations parlent depuis longtemps d’une « souffrance supplémentaire » infligée par un processus pourtant censé aider à la reconstruction.
Une solidarité nationale qui peine à masquer les failles du système
Le FGTI, créé en 1986 et financé par une contribution de 6,50 euros prélevée sur certains contrats d’assurance, repose sur un principe fondateur : la solidarité nationale assume l’indemnisation lorsque les auteurs ne sont pas solvables. « C’est la solidarité nationale qui prend en charge cette indemnisation » insiste Julien Rencki, directeur général du fonds. Mais face à l’ampleur des attentats, les limites structurelles du dispositif sont apparues au grand jour. « Le FGTI n’était pas prêt » reconnaît-il lui-même lors d’un récent colloque, soulignant une dette de fonds propres de 5,7 milliards d’euros accumulée sur plusieurs années.
Ce déséquilibre financier n’a pas empêché l’organisme de verser les indemnisations, mais il a contribué, selon plusieurs avocats, à une atmosphère de suspicion lors des expertises. Me Gérard Chemla, qui a accompagné 140 victimes, se souvient d’examens menés « comme si les victimes étaient sur le banc des accusés » et dénonce des pratiques qui « nourrissaient les traumas ». L’une des rescapées raconte avoir entendu, derrière une porte, un expert mandaté débriefer son cas « comme un marchand de tapis » après une consultation douloureuse.
Les recours se multiplient et le périmètre des victimes divise
Si la grande majorité des dossiers ont été traités, plusieurs dizaines restent en suspens. Trente-quatre victimes n’ont toujours pas reçu d’offre définitive, en raison d’un état de santé instable ou d’une procédure engagée tardivement. D’autres contestent les montants. La Jivat, juridiction d’indemnisation des victimes d’attentats terroristes créée en 2019, est désormais saisie d’un taux de contentieux estimé à 12 % des dossiers.
La définition même de la « victime » demeure un sujet sensible. Des personnes reconnues parties civiles dans le procès pénal ont parfois été déboutées par le fonds. C’est le cas d’une résidente vivant au-dessus de la sortie de secours du Bataclan, exposée au péril sans être physiquement touchée. Son indemnisation a été refusée par le FGTI puis confirmée par la Jivat, poussant la Cour de cassation à se saisir du dossier. La décision, attendue fin novembre, pourrait faire jurisprudence.
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Les avocats ont, par ailleurs, élargi progressivement le périmètre des ayants droit. « J’ai défendu le cas d’une tante très proche de son neveu, tué au Bataclan. Il a fallu monter au créneau pour qu’elle soit reconnue victime » explique Me Bernard, qui évoque aujourd’hui le cas similaire d’une marraine encore en attente de reconnaissance. Au total, environ cinq cents personnes ayant déposé un dossier ont été refusées.
Une procédure en mutation après des critiques répétées
Depuis plusieurs années, le FGTI tente de réformer son fonctionnement. Julien Rencki admet que la recherche de la « réparation intégrale du préjudice » relève « davantage du concept juridique que de la réalité humaine » et concède que la procédure « est évidemment douloureuse » pour beaucoup de victimes. Des coachs ont été mis en place pour accompagner les reconversions professionnelles et plus de 1 100 victimes ont reçu la visite d’un agent du fonds, afin d’humaniser la relation administrative.
Mais les témoignages recueillis montrent que, pour nombre de rescapés, la blessure reste béante. « Lors des expertises, si vous voulez rester digne, c’est comme ça que vous creusez la tombe de votre indemnisation » explique Marianne Mazas, victime du Bataclan, pour qui le parcours administratif demeure une violence parallèle au traumatisme initial.


