Ottawa s’offre une stratégie de puissance au prix de 78 milliards de déficit

Le premier budget de Mark Carney rompt avec la prudence libérale : 78,3 milliards de dollars de déficit pour financer un plan d’investissement massif destiné à renforcer la souveraineté économique du Canada.

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Ottawa a présenté son budget

Présenté mardi à Ottawa, ce premier exercice budgétaire du gouvernement Carney marque une rupture nette avec l’ère Trudeau. L’équilibre n’est plus une priorité ; la croissance et l’indépendance économique le deviennent. « Nous devons passer d’une économie qui achète à une économie qui bâtit », a martelé le ministre des Finances François-Philippe Champagne en déposant un document de 400 pages qui projette le déficit fédéral le plus élevé jamais enregistré hors période de crise.

Le budget prévoit 78,3 milliards de dollars de déficit pour 2025-2026, contre 51,7 milliards l’an dernier. Un déséquilibre assumé pour financer ce que M. Champagne qualifie de « plan d’investissement générationnel ». Ottawa mise sur un transfert massif des dépenses courantes vers le capital productif : infrastructures, logement, défense, innovation et productivité concentreront plus de 230 milliards sur cinq ans.

Un pari de souveraineté économique

Au cœur du projet, une idée fixe : réduire la dépendance commerciale du pays vis-à-vis des États-Unis. Ottawa entend doubler ses exportations hors du marché américain d’ici 2035 et prévoit 141 milliards de dollars pour contrer les surtaxes et la guerre commerciale relancée par Washington. Les fonds soutiendront les chaînes d’approvisionnement locales, les minéraux critiques et les grands projets énergétiques.

« C’est un virage de souveraineté plus que de relance », observe Daniel Béland, politologue à l’Université McGill. « Carney veut bâtir une économie capable de résister aux chocs extérieurs, même au prix d’un endettement élevé. » Le gouvernement espère un effet d’entraînement : jusqu’à 1 000 milliards d’investissements publics et privés cumulés au cours de la décennie, selon les projections internes.

Coupes dans la fonction publique et recentrage social

Pour financer ce basculement, Ottawa promet 60 milliards d’économies sur cinq ans, principalement grâce à la suppression de 40 000 postes dans la fonction publique. Les programmes seront rationalisés et certains services centralisés. « C’est un redimensionnement d’une ampleur qu’on n’avait pas vue depuis Harper », note Geneviève Tellier, professeure à l’Université d’Ottawa.

Les politiques sociales sont maintenues, mais figées. L’allocation canadienne pour enfants et le programme d’alimentation scolaire deviennent permanents, tandis qu’un crédit d’impôt de 1 100 dollars par an pour les préposés aux bénéficiaires coûtera 1,5 milliard sur six ans. « Ce n’est pas un budget pour payer l’épicerie ; c’est un budget pour refonder l’économie », résume Mme Tellier.

Défense renforcée, climat en retrait

La politique de défense bénéficie d’un traitement inédit : Ottawa utilisera la Banque de développement du Canada pour octroyer prêts et capitaux aux industriels du secteur. Les dépenses militaires augmentent de 15 % dès cette année, dans le cadre d’une « stratégie de réarmement » alignée sur les exigences de l’OTAN.

Sur le front climatique, le budget acte la fin programmée du plafonnement des émissions de pétrole et de gaz. Le gouvernement privilégie le renforcement de la taxe carbone industrielle et des incitations à la capture du CO₂. Une orientation dénoncée par les écologistes comme un « chèque en blanc » au secteur pétrolier.

Un budget à haut risque politique

Minoritaire à la Chambre des communes, le gouvernement Carney devra rallier au moins un parti d’opposition pour éviter la chute. Un vote de confiance est attendu dans les prochains jours. « Faute d’appuis, ce budget-pivot pourrait aussi précipiter la fin du gouvernement », estime Philippe J. Fournier, politologue à l’Université de Sherbrooke.

Mark Carney défend pourtant un cap clair : faire de la dépense publique un levier de puissance économique et géopolitique. « Les pays qui investissent dans le capital assurent leur prospérité », répète François-Philippe Champagne. À Ottawa, la prospérité se mesurera désormais moins par la discipline budgétaire que par la capacité du Canada à se passer de Washington.

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