Dans un livre-enquête explosif, deux journalistes révèlent que le Vatican avait été alertés des comportements déplacés de l’abbé Pierre dès les années 1950. Des documents inédits, exhumés des archives du Saint-Siège, révèlent une gestion discrète – voire complice – de ces signalements.
La photo est en noir et blanc. Il sourit, en soutane, la barbe en bataille, entouré d’enfants et de cartons de dons. Nous sommes en 1955, à New York. L’abbé Pierre est alors au sommet de sa notoriété. Héros de l’hiver 1954, celui que les Français appellent affectueusement « le père des pauvres » est reçu comme une rockstar par les catholiques américains. Il traverse les États-Unis, donne des conférences, multiplie les rencontres.
Mais derrière cette tournée triomphale, c’est une autre histoire qui s’écrit. Plus trouble, plus sombre. À l’automne 1955, selon une enquête publiée ce mois-ci chez Allary Éditions, plusieurs cardinaux nord-américains alertent discrètement le Vatican sur le comportement du prêtre français. Des gestes déplacés, des avances sexuelles, un malaise s’installe. La hiérarchie s’inquiète, documente. Puis se tait.
Une “note rouge” classée secret
Le cœur de l’enquête repose sur un document exhumé des archives du Dicastère pour la doctrine de la foi, l’ancien Saint-Office. Dix pages datées de mars 1957, signées des membres de la plus haute instance doctrinale de l’Église. On y lit la description minutieuse d’un homme « fragile », « à surveiller », auteur d’ »agissements incompatibles avec son ministère ». Les faits se seraient étalés sur deux ans, entre 1955 et 1957, dans plusieurs pays.
Derrière la formulation prudente se dessine un portrait inquiétant. L’Église aurait organisé, dès le retour précipité de l’abbé Pierre en France, une prise en charge psychiatrique dans une clinique suisse. À son entourage, on parle de « retraite spirituelle ». On lui impose un accompagnateur permanent. Et surtout, on lui demande de se faire oublier.
« L’objectif, c’était d’éviter le scandale », explique Marie-France Etchegoin, l’une des deux autrices du livre. « L’abbé Pierre était déjà une figure publique incontournable. L’Église a choisi de le protéger, coûte que coûte. »
Une légende construite sur une omission
Ce choix du silence, l’institution ne le conteste plus vraiment. En septembre dernier, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, a reconnu que « plusieurs prélats » étaient informés des signalements dès les années 1950. Il parle de « réactions inadaptées au regard de ce que nous savons aujourd’hui », sans entrer dans les détails.
Mais comment expliquer que rien n’ait filtré pendant soixante-dix ans ? Ni sanctions, ni enquêtes, ni témoignages. L’abbé Pierre a continué de recevoir des honneurs, jusqu’à son entrée dans le Panthéon moral de la République.
« Il y a eu une sacralisation de la figure, dès les années 60 », analyse un historien du catholicisme, sous couvert d’anonymat. « L’abbé Pierre est devenu intouchable. Même ses contemporains qui avaient des doutes ont préféré détourner le regard. »
Un choc pour les fidèles
Chez Emmaüs, le choc est immense. L’association, qui continue de faire vivre l’héritage du fondateur, a publié un communiqué sobre, affirmant « soutenir toute démarche de vérité » et rappelant que « l’engagement pour la justice sociale ne saurait occulter les responsabilités individuelles ». En interne, plusieurs responsables évoquent des « zones d’ombre » longtemps évoquées à demi-mot.
Pour les fidèles, la chute est rude. L’homme qui incarnait la bonté absolue rejoint, post-mortem, la longue liste des figures religieuses rattrapées par les révélations sur les abus. Les auteurs du livre le disent sans détour : ils ne cherchent pas à « détruire une légende », mais à comprendre comment une telle dissimulation a pu tenir si longtemps.
Le Vatican, lui, garde le silence. Interrogé par plusieurs médias, aucun porte-parole n’a souhaité réagir publiquement. Pas plus qu’il n’a démenti l’existence des archives citées.
La sainteté, visiblement, peut attendre.